Par Jean-Denis Rondeau
Texte publié au sein de la revue Histoire Québec, vol. 24, no 2, 2018, p. 20-22.
Les spectaculaires évènements du 375e anniversaire de Montréal, notamment Montréal AVUDO et l’illumination du pont Jacques-Cartier, ont mis en relief l’importance du numérique dans les commémorations et la mise en valeur d’éléments patrimoniaux. Le numérique a littéralement révolutionné notre rapport au passé. Cependant, pour que les investissements en temps et en argent dans les nouvelles technologies portent fruit, les défis ne manquent pas.
Le nerf de la guerre : l’argent et la capacité de résister au temps
Le succès retentissant de Cité Mémoire, qui projette l’histoire de Montréal sur les murs du Vieux-Port, démontre que le numérique offre des possibilités ahurissantes pour contempler et célébrer le passé. Le déploiement de tels outils peut toutefois s’avérer un véritable risque. Les principaux enjeux relatifs à la commémoration par le numérique ont été mentionnés à la table ronde « La commémoration à l’ère du numérique », qui s’est déroulée durant le Forum d’histoire et de patrimoine de Montréal. Découvrir la métropole par ses quartiers, le 27 octobre 2017. Il s’agit des enjeux de financement et de pérennité, intrinsèquement liés.

Les musées et le numérique : un mariage heureux?
Selon Joanne Burgess, professeure d’histoire à l’UQAM et directrice du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, le numérique a littéralement envahi les musées et a bousculé le concept même de « musée ». En effet, ceux-ci peuvent maintenant se projeter à l’extérieur de leurs murs grâce aux réseaux sociaux et à la numérisation de leurs collections. L’interactivité offerte par le numérique transforme de façon positive la relation du visiteur avec l’exposition et à l’espace. Le numérique peut aussi bonifier l’expérience du visiteur lorsqu’il est employé pour donner vie au parcours, comme dans les incontournables expositions « Collecteur de mémoires » et « Les bâtisseurs de Montréal » du musée Pointe-à-Callière. En revanche, la numérisation du contenu muséal et sa diffusion peuvent aussi entraîner une baisse de fréquentation. Il peut s’avérer moins tentant de se déplacer et de payer une entrée pour un musée si l’on peut apprécier son contenu de chez soi.
Pour André Delisle, directeur général du Château Ramezay, la numérisation à grande échelle des documents d’archives et des objets historiques a provoqué une certaine dépréciation des originaux. Le fait que des collections entières peuvent être virtualisées et rendues accessibles gratuitement partout et en tout temps soulève la question de la pertinence de conserver la collection originale, qui prend de l’espace et qui entraîne des coûts d’entretien. Pourtant, M. Delisle est convaincu qu’il n’y a rien comme voir l’objet authentique, expérience qui ne pourra jamais être vécue par le biais du numérique. De plus, il rappelle que l’histoire (tout comme la technologie d’ailleurs) est en constante évolution. Se débarrasser d’objets du passé sous prétexte qu’ils sont accessibles en ligne pourrait s’avérer une grossière erreur, alors qu’une nouvelle technique de datation ou de meilleures résolutions de numérisation pourraient voir le jour peu après.
Léon Robichaud, professeur d’histoire à l’Université de Sherbrooke et spécialiste des humanités numériques, considère que l’une des erreurs les plus courantes dans l’intégration du numérique dans les musées est de s’imaginer que l’ensemble du public est passionné par la technologie. Par exemple, le fait d’intégrer une borne numérique interactive dans une exposition muséale traditionnelle peut isoler la technologie dans un coin et ne susciter que l’intérêt de quelques curieux qui tenteront d’actionner les différents boutons de l’interface afin d’explorer le contenu. Puisque ces bornes coûtent très cher à mettre en place, les organisateurs doivent être conscients de ce risque. Dans l’exposition Nourrir le quartier, nourrir la ville, de l’Écomusée du fier monde, l’expérience acquise et le travail de collaboration entre experts en numérique, en recherche et en scénographie permis une intégration réussie du numérique. Plutôt que d’opter pour une seule borne qui rassemblait tout le contenu numérique, les éléments technologiques ont été littéralement découpés puis saupoudrés dans l’exposition pour que les gens ne considèrent pas ces apports numériques comme un produit à part, mais comme une partie intégrante du récit qui leur était présenté. Deux bornes offraient la possibilité d’utiliser des applications cartographiques interactives et une autre permettait de manipuler un modèle 4D d’une usine et des documents textuels, iconographiques et sonores, ce qui facilitait la compréhension du modèle présenté. Afin de rendre le contenu numérique accessible, les experts avaient conçu une interface conviviale que les visiteurs pouvaient s’approprier facilement.
L’ère du numérique a décuplé les possibilités de rendre le passé plus présent, plus spectaculaire et plus vivant. Ce n’est pas une vague ni même un ouragan, c’est un tout nouveau climat auquel il faut s’adapter. Avec l’évolution effarante de la technologie, il est difficile de prévoir la forme que prendra le numérique dans les évènements commémoratifs et dans les musées au cours des prochaines décennies. Ce qui est certain, c’est que la présence du numérique continuera de transformer notre rapport au passé et de nous offrir des moyens inattendus pour le revivre et le célébrer.
En 2006, la Société de développement du secteur commercial du Vieux-Montréal, la Société du Vieux-Port de Montréal, le Regroupement des organismes culturels du Vieux-Montréal ainsi que des citoyens du quartier historique se sont réunis pour imaginer un évènement qui serait rassembleur, innovateur, et qui mettrait en valeur l’immense richesse de l’histoire de Montréal. Martin Laviolette a alors mis sur pied Montréal en Histoires et l’organisme à but non lucratif derrière Cité Mémoire était né. L’idée était de raconter l’histoire de Montréal à travers ses murs. Selon Martin Landry, responsable du contenu historique et pédagogique chez Montréal en Histoires, le Vieux-Montréal, malgré sa grande beauté, avait encore plusieurs façades moins jolies, laissées de côté par des travaux d’embellissement du quartier effectués dans les années 1990. Les organisateurs ont donc décidé d’identifier ces murs ternes, comme certaines façades bordant des stationnements et des ruelles délaissées, et de les rendre attrayants. Ils ont décidé de raconter l’histoire de la ville de façon différente, en présentant des tableaux sur ces murs : des œuvres lyriques inspirées de personnages et d’évènements historiques. La création de la trame artistique de l’œuvre a été confiée à Michel Lemieux et Victor Pilon, et les textes ont été rédigés par Michel-Marc Bouchard.
Au départ, les organisateurs ne pensaient pas que le projet se déroulerait encore lors du 375e anniversaire de Montréal. Cependant, son succès était retentissant et le financement privé, qui a pris la relève des fonds initiaux, était au rendez-vous. En 2016, Cité Mémoire s’est déployé sur un peu plus de 23 surfaces. Après une année complète, ce chiffre s’est décuplé pour atteindre 25 tableaux, 77 points d’intérêt, 29 réalités augmentées et 3 réalités virtuelles. L’application gratuite Montréal en Histoires a été téléchargée plus de 160 000 fois. 1 million de personnes ont vécu l’expérience Cité Mémoire. Aujourd’hui, Cité Mémoire planifie son avenir en termes de décennies. Le projet a reçu une reconnaissance à l’international, étant donné son succès et le fait qu’il s’agit encore à l’heure actuelle du plus grand parcours de vidéo projection au monde. Les organisateurs de Cité Mémoire ont reçu plusieurs demandes d’Europe, d’Asie et des États-Unis. Un partenariat se dessine avec la Ville de Paris, ainsi qu’avec la Chine. Le projet montréalais a décidément le vent dans les voiles!
Jean-Denis Rondeau a obtenu son baccalauréat en enseignement de l’histoire et de la géographie au secondaire en 2017. Il est présentement étudiant à la maîtrise au département d’histoire de l’UQAM. Son mémoire, toujours en rédaction, porte sur la politique étrangère des États-Unis envers le Nicaragua durant la présidence de Jimmy Carter. Il est passionné par l’histoire diplomatique, politique et militaire de l’Antiquité à nos jours.