Commémorer Sébastopol à Montréal: L’histoire détective

Par Gabriel Harvey-Savard, stagiaire pour le projet Paysages urbains montréalais : documenter la collection de gravures de John Henry Walker

Documenter un événement historique n’est pas une mince affaire, mais la difficulté est plus grande encore lorsqu’il s’agit d’un événement éphémère. D’abord, celui-ci est à risque d’être ignoré, et ensuite la documentation elle-même laisse souvent à désirer: s’il existe des sources sur l’événement, elles sont peu nombreuses et peuvent être imprécises. D’ailleurs, il s’agit bien souvent de sources textuelles qui ne rendent compte que partiellement – ou inexactement – des réalités historiques.

Dans le cadre du projet de documentation des gravures de John Henry Walker, cependant, il est possible de voir un événement précis de l’histoire de Montréal illustré par l’un de ses artistes-graveurs les plus prolifiques. L’exercice en tant que tel consiste à déterminer le lieu représenté et la date de production d’un corpus de quelques 350 gravures de Walker en s’appuyant sur des publications de l’époque, des cartes et des documents iconographiques périphériques.

Dans le cas des deux gravures dont nous parlerons dans cet article, la tâche de datation nous a été facilitée par le fait qu’elles représentent des bâtiments décorés pour un événement particulier: la nuit de l’Illumination de Montréal, destinée à commémorer la victoire par les forces britanniques, françaises, sardes et ottomanes de la longue bataille de Sébastopol contre l’Empire russe. Cette bataille constitue un événement majeur de la guerre de Crimée, l’une des plus grandes guerres de l’époque, mais il est rare de voir représentée la commémoration d’un tel événement. Or, John Henry Walker, graveur montréalais, n’a pu s’empêcher de croquer l’Illumination sous (au moins) deux angles différents dans les gravures présentées ici. L’Illumination fut une fête d’envergure: on accrochait lampions et décorations au gaz un peu partout dans la ville. Mais les plus impressionnantes démonstrations de patriotisme restent les décorations des édifices des institutions bancaires, des compagnies d’assurance et des riches marchands: dans une pléthore de décorations lumineuses, ces sociétés rivalisaient d’ingéniosité afin d’afficher leur richesse et leur importance. C’est le cas, ici, de la Banque de Montréal et des commerçants du prestigieux Crystal Block.

La gravure la plus détaillée des deux – et l’une des plus belles produites par Walker – reste celle de la Banque de Montréal, illuminée. Ce n’est pas la seule fois que la Banque ait été illuminée de la sorte – elle le fut lors de la visite du Prince de Galles, en 1860 – mais il ne fait aucun doute que c’est en honneur de la victoire de Sébastopol que cette gravure en particulier a été produite. Des drapeaux britanniques et français sont visibles dans la foule, une statue d’ange porte une banderole où est inscrite la mention Victory, et la banque porte les lettres V et N, les initiales de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon III. D’ailleurs, comme pour nous faciliter la tâche, l’œuvre porte l’inscription « THE BANK OF MONTREAL, As it appeared on the night of the Illumination (4th of October) commemorating the Fall of Sebastopol ».

L’inscription au bas de la gravure indique que la scène représentée se déroule le 4 octobre; comme le siège de Sébastopol, débuté le 9 octobre 1854,  s’est soldé par une défaite de l’Empire russe le 11 septembre 1855,  il est évident que l’Illumination s’est déroulée le 4 octobre de cette année-là.

Cependant, il ne suffit pas de déterminer la date de l’événement en question. C’est surtout, la période de production de la gravure qui nous intéresse: après tout, Walker aurait très bien pu faire un croquis de la scène et produire la gravure trois décennies plus tard. Dans ce cas, un petit tour du côté des journaux de l’époque peut être éclairant. Par exemple, le 20 octobre 1855, le Quebec Mercury informe ses lecteurs que la rédaction a reçu une gravure de Walker montrant la Banque de Montréal illuminée telle qu’elle était « on the 4th instant », le 4 de ce mois. Vraisemblablement notre gravure… Le 23 octobre, le Morning Chronicle donne plus de détails : la rédaction a reçu une copie de la gravure de Walker, et invite les intéressés à se rendre chez l’éditeur et imprimeur Salter & Ross pour s’en procurer une copie, en précisant la qualité du papier et l’option d’encadrement, jugeant la gravure « a neat and useful ornament ». L’auteur de l’article avait bien raison – une reproduction de la gravure décore agréablement le local où nous écrivons ces lignes, plus de cent soixante ans plus tard…

Nous pouvons donc situer la production de la gravure entre le 4 octobre 1855, nuit de l’Illumination, et sa première mention dans le Quebec Mercury, le 20 octobre suivant, puisque ce journal n’aurait pu en recevoir une copie si Walker n’en avait pas terminé  l’œuvre. Il faut dire que cette gravure a également été publiée dans le journal Le Pays, le 7 novembre 1855, avec une inscription différente, en français, cette fois-ci.

Reste le cas le plus complexe – car à la fois la localisation et la datation ont été ardues – mais aussi le cas le plus intéressant, car il met en lumière des erreurs que peut commettre l’historien qui documente de tels événements. Il convient d’abord d’observer attentivement la gravure et d’y repérer des détails qui seront utiles plus tard, même s’ils semblent mineurs pour l’instant. La gravure représente un bâtiment de trois étages surmonté d’une corniche ouvragée, sur laquelle est inscrite la mention MASSON’S BUILDINGS. L’avant du bâtiment est magnifiquement décoré de cinq arches couvertes de verdure. Celle du milieu, plus haute que les autres, est décoré des mots GOD SAVE THE QUEEN/VIVE L’EMPEREUR, des armoiries britanniques et de l’aigle impériale française ; elle porte les drapeaux britannique et sarde et encadre un trophée militaire constitué d’une statue martiale et dont le piédestal porte les mots, de haut en bas et de gauche à droite:
Honor to the Brave/ALMA/INKERMAN/TCHERNAYA/Simpson/Pélissier/SEBASTOPOL. Les deux arches qui l’encadrent portent les drapeaux français et ottoman avec les deux lettres V à gauche et N à droite. Deux statues d’anges portant des globes illuminés surmontent deux piédestaux portant des feuilles de laurier.

Comme la scène se déroule la nuit, de l’ensemble émane une lumière qui éclaire la foule des spectateurs mais laisse dans l’ombre les passants dans la rue. Les contenus des vitrines des étages sont clairement visibles. Il est possible d’apercevoir au second étage, de gauche à droite : des rideaux ou des tapis, un miroir, des chapeaux, des instruments de musique; au troisième étage, de gauche à droite : des bandes de tissu, un miroir, des luges, des raquettes, une table et des miroirs. Ces détails, comme il a été dit plus haut, viendront à être utiles.

En ce qui concerne la localisation, la mention de MASSON’S BUILDINGS, clairement visible au sommet de l’édifice sur la gravure, offre une piste initiale. Une première théorie place ces bâtiments rue Saint-Jacques, car un article du Montreal Herald en date du 11 octobre 1858 indique qu’un certain F. G. Johnson installe son bureau dans les «Masson’s buildings » de cette rue. De plus, la carte de Charles E. Goad de 1881 place l’ « Estate Masson » entre les numéros 40 et 50 de la rue Saint-Jacques, à l’est de la place d’Armes. Un bloc de bâtiments de la même taille et de la même forme se trouve sur la carte de James Cane de 1846, sur le versant sud de Saint-Jacques. Avec ces informations, une analyse dans le Lovell et les rôles d’évaluation a été effectuée, mais l’Estate Masson n’accueille qu’un occupant pendant des années, un certain Louis Beaudry: il est donc peu probable qu’il s’agisse du bâtiment sur la gravure, car ce dernier semble accueillir bon nombre de commerçants.

De plus – et nous retournons ici à nos journaux d’époque – un article du Pays du 29 août 1855, tout en déplorant les noms anglais des entreprises montréalaises, vante la « magnifique bâtisse », les Masson’s Buildings, rue Notre-Dame. Enfin, une publicité de John Levey, importateur de cigares, publiée dans le Montreal Herald du 16 avril 1855 situe son commerce aux Masson’s Buildings, « 6 doors west of the English Church », c’est-à-dire la cathédrale anglicane, rue Notre-Dame… Une publicité de R. Sharpley, vendeur de Fancy Goods (Matériel d’artiste, instruments de musique, jeux de société, papier mâché…) dans le Montreal Herald parue la même année, souligne qu’il se trouve aux Masson’s Buildings, 161 Notre Dame Street. Même chose pour un certain John Henderson & Co., Hat and Fur Warehouse, qui annonce son déménagement dans « those elegant stores […] known as Masson’s Buildings ». Considérant ces indices et le contenu des vitrines du bâtiment présenté sur la gravure, tout semble confirmer que les Masson’s Buildings se trouvaient rue Notre-Dame, du côté nord, entre la place d’Armes et la rue Saint-Lambert (aujourd’hui boulevard Saint-Laurent). Mais pour obtenir ce renseignement, il a fallu plusieurs heures de recherche : un œil peu averti aurait pu placer les Masson’s Buildings sur la rue Saint-Jacques et s’en tenir à cela – nous avons d’ailleurs failli tomber dans le piège!

La prochaine étape de notre mandat fut celle de la datation. C’est ici que le second appât nous était tendu. Les mentions « Alma », « Inkerman », « Tchernaya » et « Sebastopol », toutes des batailles de la guerre de Crimée, ainsi que « Simpson » et « Pelissier », les noms des généraux britannique et français respectivement, font penser qu’il s’agit d’une commémoration en l’honneur de la fin de la guerre de Crimée, survenue le 30 mars 1856 avec le traité de Paris. Cependant, un article du Montreal Herald du 5 octobre 1855 – une découverte chanceuse, car nous aurions pu situer la production de la gravure en 1856! – décrit les décorations importantes de la ville à l’occasion de la célébration de la fin du siège de Sébastopol… L’article décrit entre autres les décorations de la Banque de Montréal telles qu’on peut les voir sur la gravure dont nous avons discuté plus haut. Sont décrites également, en détail, les décorations du Crystal Block. La description correspond exactement à ce qu’on peut voir sur la gravure, incluant le trophée militaire, les arches verdoyantes, les mots inscrits sur le piédestal et les anges de la victoire tenant des globes lumineux – ce qui place la date de l’événement représenté sur la gravure durant la nuit de l’Illumination, le 4 octobre 1855.

En l’absence d’un lieu de publication de notre gravure, nous pourrions affirmer que la date de production de cette gravure peut se situer entre le 4 octobre 1855 (la nuit de l’Illumination) et la fin de la carrière de Walker, aux alentours de 1888. Cependant, compte tenu du caractère événementiel de la scène représentée sur cette gravure, nous suggérons qu’elle a pu être produite, tout comme la gravure de la Banque de Montréal, à l’automne 1855.

Certes, Walker gravait aussi Sébastopol – il a produit quelques cartes des positions alliées autour de la ville durant le siège, disponibles sur le site Web du Musée McCord –  mais ce sont les gravures qu’il a produites de visu qui nous intéressent ici. Elles sont essentielles à la construction historique de la ville de Montréal. Grâce à Walker, nous possédons ainsi des documents iconographiques particulièrement détaillés – rappelons que l’article du Montreal Herald décrivait exactement les décorations telles que Walker les avait gravées – – ce qui permet une meilleure représentation mentale de la nuit de l’Illumination du 4 octobre 1855, et de faire la lumière sur l’histoire de cette commémoration spectaculaire!