Le cœur sucré de la ville


Par Guillaume Fortin, adjoint de recherche pour le projet Nourrir le quartier, nourrir la ville

On entend souvent dire que les Québécois ont la dent sucrée. Il est vrai que lorsqu’un visiteur demande quels sont les plats nationaux de la Belle Province, les délices sucrés arrivent rapidement en tête de liste. Tartes aux bleuets du lac Saint-Jean, sucre à la crème, pouding chômeur et autres desserts font le régal des palais d’ici depuis des générations. Et c’est sans oublier la plus belle et la plus délicieuse des saisons au Québec : le temps des sucres ! Mais d’où vient cette fameuse dent sucrée québécoise ?

Certains affirmeront que ce sont les racines françaises des Québécois qui auraient eu une grande influence sur les goûts d’ici; après tout, la France est le royaume de la pâtisserie. Et puis, dès les débuts de la colonie, les enfants sages se régalaient des bonbons à la mélasse de Marguerite Bourgeoys, première institutrice en Nouvelle-France, et dont la recette est parvenue jusqu’à nous. D’autres répliqueront que ce sont plutôt les Britanniques, avec leur sticky toffee, leur butterscotch et leur Plum pudding qui auraient alimenté cette passion locale pour les gâteries. Après tout, l’expression même de « dent sucrée » est une francisation de l’expression anglaise « sweet tooth ». Pour ma part, les recherches effectuées lors de la préparation de l’exposition Nourrir le quartier, nourrir la ville, qui a été à l’affiche à l’Écomusée du fier monde du 18 mai 2017 au 4 février 2018, me permettent d’ajouter une autre piste de réflexion à cette mystérieuse affaire.

Une des facettes du projet Nourrir le quartier, nourrir la ville était la cartographie des établissements industriels agroalimentaires du Centre-Sud à divers moments de son histoire : 1890, 1929, 1946 et 1983. Ce travail visait à mesurer le développement et l’évolution de la production et de la transformation des aliments dans ce quartier névralgique de Montréal. En 1890, on retrouve une quarantaine d’établissements industriels dans les différents secteurs de l’alimentation, mais se sont surtout les petites boulangeries qui pullulent dans le Centre-Sud : plus de 26 boulangers, francophones et anglophones, qui desservent une clientèle essentiellement locale dans ce milieu populaire et ouvrier. Des résultats auxquels je m’attendais étant donné l’importance du pain dans l’alimentation quotidienne au XIXe siècle.

C’est en examinant les rôles d’évaluation foncière de la ville pour l’année 1929 que j’ai eu une surprise : il semble y avoir eu une véritable explosion sucrée dans le quartier ! On dénombre cette année-là dix nouvelles pâtisseries et cinq confiseries, surtout installées sur la rue Sainte-Catherine qui traverse le secteur d’ouest en est, sans compter les deux biscuiteries et les quatre embouteilleurs de boissons gazeuses ! Et la taille de ces établissements nous laisse croire que la production de sucreries dépasse de loin les besoins des habitants du Centre-Sud : c’est aux quatre coins de la ville et même au-delà que sont destinés ces bonbons durs, ces bières d’épinette et ces chocolats. Le Centre-Sud est devenu un formidable cœur en sucre, pompant ses douceurs dans les veines de Montréal !

Une autre belle découverte m’attendait lorsque j’ai consulté les archives des raisons sociales afin de documenter les propriétaires des différentes confiseries et pâtisseries de l’année 1929. Alors que les établissements industriels agroalimentaires étaient essentiellement entre les mains des Canadiens français et des Canadiens anglais en 1890, on constate que le portrait ethnoculturel du secteur de la pâtisserie et de la confiserie s’est fortement diversifié. Dans ce quartier très majoritairement francophone, on retrouve maintenant des confiseurs grecs, des chocolatiers syriens, des pâtissiers polonais et espagnols et même une beignerie juive. Ces immigrants venus du Vieux Continent ont apporté dans leurs bagages leurs recettes et leur savoir-faire et, dès les premières décennies du XXe siècle, ont participé à leur manière à développer ce fameux bec sucré québécois!