Du sexisme ordinaire au XIXe siècle

Par Cécile Retg, agente de recherche pour le projet Acteurs économiques du Vieux-Montréal et du Vieux-Port entre 1850 et 1880

Les historiens le savent bien : parfois, au cours d’une recherche, il arrive que l’on soit distrait par une découverte impromptue. C’est ce que nous avons expérimenté en travaillant sur le projet des Acteurs économiques du Vieux-Montréal et du Vieux-Port entre 1850 et 1880.

Ce projet, qui vise à documenter des sociétés actives à Montréal au XIXe siècle, s’appuie sur l’examen de nombreuses sources, dont les annuaires municipaux Lovell, les déclarations de raisons sociales (BAnQ), ou encore les recensements du Canada. Au cours de la recherche, nous dépouillons également un corpus de sources iconographiques composé, entre autres, de bottins d’affaires, de guides touristiques, de journaux, de revues commerciales, et d’almanachs. C’est en feuilletant l’Almanach agricole, commercial et historique de J.B. Rolland & fils, éditions publiées entre 1874 et 1880, que nous sommes tombée sur des historiettes qui nous ont estomaquée. Et pour cause. On y trouve à plusieurs reprises des plaisanteries sexistes! Passée la stupeur de la découverte, nous nous sommes interrogée sur la signification de ces blagues et sur les raisons de leur présence dans une publication destinée au grand public. Voici quelques hypothèses. De toute évidence, ces blagues visent d’abord à rappeler leur place de subalternes aux femmes. Par exemple :

« Une jeune femme, la plus capricieuse des belles, s’étonnait de ce que Dieu, après avoir créé le monde, n’eut pas songé à former sur le champ la femme.
-Est-il d’usage de placer la girouette avant d’avoir terminé l’édifice, riposta M….. en raillant. »

Or, au XIXe siècle, qui dit subalterne, dit femme mariée! Ainsi :

« Une femme outrée du refus d’un objet de toilette, disait, tout en larmes, à son mari :
-Monsieur, vous me ferez mourir de chagrin et mes funérailles vous coûteront bien davantage.
-À la bonne heure, Madame, mais ce sera une dépense une fois faite. »

Si, à première vue, cette blague paraît se moquer de la superficialité féminine, elle donne cependant à voir un problème majeur. Dans la société victorienne, le mariage fait de la femme l’équivalent juridique d’une mineure. Et, sous le régime de la communauté de biens, le régime le plus courant au Québec à cette époque, c’est l’homme qui contrôle la totalité des biens du ménage, y compris, si elle en a un, le salaire de son épouse. Les femmes étaient donc placées dans une situation financière de totale dépendance, alors même que c’était souvent à elles de gérer le budget familial et d’effectuer les achats quotidiens. Ainsi, une simple blague sur « un caprice » féminin est en fait révélateur de la subordination économique des femmes mariées.

En plus de poser des problèmes dans la gestion du budget familial, les inégalités entre les époux favorisent la violence masculine en cas de conflit.  Si, depuis l’adoption du Code civil en 1866, le mari n’a plus le droit de battre sa femme, cela demeure une pratique sociale acceptée et tolérée, dans les limites du raisonnable… En voici la preuve avec cette dernière histoire « drôle » :

« Un monsieur avait oublié sa canne dans un bal. Il revient la chercher le lendemain, et elle lui fut remise par un garçon de l’établissement.
Le propriétaire de la canne tira un louis de sa poche et le donna au garçon. Celui-ci, stupéfait de sa générosité :
-Comment! dit-il, vous me donnez un louis pour un mauvais jonc qui ne vaut pas deux francs!
-Pour moi il est d’un prix inestimable. Il s’y rattache des souvenirs bien chers. C’est avec ce jonc que je battais ma défunte femme. »

Finalement, si elles sont aujourd’hui extrêmement choquantes, on peut penser que les blagues sexistes des almanachs avaient au XIXe siècle une fonction de régulation sociale. En rappelant aux femmes leur place d’inférieure, elles visent à préserver l’ordre social patriarcal, dans un contexte où l’émancipation féminine progresse!