Par Jordane Labarussias
Texte publié au sein de la revue Histoire Québec, vol. 24, no 2, 2018, p. 17-19.
Fondée en mars 2015, la Société d’histoire d’Ahuntsic-Cartierville (SHAC) a déjà mené plusieurs luttes d’importance pour la défense de l’héritage culturel de son arrondissement. À dire vrai, l’enjeu de la sauvegarde a modelé la création et le développement de la SHAC, au point où il est devenu sa principale raison d’être. La réputation d’expertise qu’elle a acquise dans ce domaine a été le fruit d’un dialogue avec la communauté et les instances politiques, d’un travail acharné motivé par la passion de ses membres bénévoles, et d’un peu de chance…
Une première lutte patrimoniale : la Montreal Works
L’origine de cette réputation remonte à l’automne 2015, lorsque la SHAC se porte à la défense de l’ancienne usine de munitions de la Montreal Works, dans le secteur manufacturier Chabanel. Située au 9500, boulevard Saint-Laurent, cette usine bâtie en 1942 témoigne de l’évolution industrielle du quartier et est étroitement liée à l’histoire de l’émancipation des femmes au Québec. Durant la Deuxième Guerre mondiale, les femmes accèdent au travail salarié et à des emplois auparavant surtout réservés aux hommes. L’usine de la Montreal Works, construite pour répondre à l’effort de guerre, accueille alors des milliers d’ouvrières. À la fin du conflit, l’usine est convertie pour accueillir d’autres activités industrielles, dont la fabrication de vêtement. Plus récemment, le bâtiment est tombé en désuétude et fut en partie incendié. Son propriétaire, la Ville de Montréal, décide de démolir l’ensemble pour faire place à un garage municipal et un immeuble de bureaux. En octobre 2015, la firme Delsan se voit octroyer le contrat de démolition.
Cette nouvelle suscite une vive réaction des membres fondateurs de la SHAC. Le 26 novembre 2015, les coprésidents de l’organisme, Valérie Nadon et Vincent Garneau, ainsi que les quatre autres membres du conseil d’administration signent une lettre s’opposant à la démolition. Ils rédigent un mémoire démontrant la valeur historique et patrimoniale du bâtiment. Ce texte recommande non seulement la préservation du site, mais aussi sa mise en valeur par un projet de développement durable pour contribuer à la relance du quartier Chabanel. Le rapport est accompagné de cinq lettres d’appui provenant d’experts et d’organismes en patrimoine.
Un succès retentissant
En parallèle, la SHAC organise une manifestation publique en soutien à cette cause. L’événement se tient quelques jours à peine avant la séance du Comité de démolition de l’arrondissement devant décider du sort de la Montreal Works. La SHAC y invite toute la classe politique du secteur, espérant récolter au moins quelques appuis officiels. Mais, le succès de la rencontre dépasse les espérances des organisateurs. Environ 80 résidents du quartier se présentent pour soutenir la SHAC. De plus, tous les élus des différents paliers de gouvernement répondent à l’appel, ainsi que plusieurs organismes œuvrant à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine, dont Action Patrimoine et Héritage Montréal.
La présence de personnalités politiques d’envergure et d’acteurs du domaine donne une grande ampleur médiatique à l’événement, ce qui propulse la SHAC à l’avant-plan des défenseurs du patrimoine d’Ahuntsic-Cartierville. Du jour au lendemain, une centaine de personnes adhèrent à la société d’histoire. Mme Nadon, coprésidente jusqu’en 2017, affirme que l’attention médiatique et tous ces appuis ont fait de la SHAC un acteur incontournable pour toute lutte patrimoniale dans l’arrondissement, en lui donnant une crédibilité instantanée.
Les pics des démolisseurs
Malheureusement, ce coup d’éclat n’a pu sauver le 9500, boulevard Saint-Laurent des pics des démolisseurs. À l’hiver 2016, le Comité de démolition prend connaissance du mémoire de la SHAC et cède quelque peu à la pression de l’opinion publique en mandatant une évaluation patrimoniale indépendante. Quoique ce rapport soutienne les arguments de la SHAC, selon Mme Nadon, le comité approuve la démolition. Sa seule concession est une promesse de conserver quelques éléments architecturaux, afin de les réutiliser dans la nouvelle construction. De plus, une plaque commémorative doit y être installée, afin de rappeler le rôle des femmes dans l’effort de guerre. L’usine est démolie au printemps 2016, mais en janvier 2018 la construction des nouveaux immeubles municipaux n’a toujours pas débuté.
Le Fort Lorette en danger
Au printemps 2017, une autre lutte patrimoniale pointe à l’horizon. Les Sœurs de Miséricorde viennent de vendre le terrain du 12375, rue du Fort-Lorette à un promoteur immobilier. L’intention de ce dernier est de démolir l’ancienne résidence des religieuses et d’y construire un ensemble de condos.
Cependant, des historiens et des archéologues pensaient depuis longtemps que les vestiges du Fort Lorette, appartenant à une ancienne mission sulpicienne ayant servi à évangéliser les Autochtones de 1696 à 1736, se trouvaient sur ce terrain. De plus, l’emplacement fait partie du vaste site patrimonial de l’Ancien-Village-du-Sault-au-Récollet, cité par la Ville de Montréal, et se situe à proximité de l’église de la Visitation, qui bénéficie d’un classement et d’une aire de protection. Pour ces raisons, le promoteur doit demander à la Ville et au ministère de la Culture et des autorisations de bâtir. Après des négociations avec le propriétaire, un accord est conclu entre les parties pour conduire des fouilles archéologiques en juin 2017.
En parallèle, la SHAC invite les résidents du quartier à s’exprimer sur l’avenir du site. L’organisme fait d’abord circuler une pétition demandant que le terrain réintègre le domaine public, au vu de son importance pour l’histoire des Autochtones, de la Nouvelle-France et des communautés religieuses. Il rédige aussi un rapport sur la valeur patrimoniale et archéologique du Fort Lorette. Pour compléter le tout, la société d’histoire tient, le 18 juin 2017, une consultation publique dans l’église de la Visitation. Pas moins de 60 résidents du quartier y participent et expriment leur volonté de mettre en valeur le site pour le bien de la communauté, proposant notamment d’y créer un centre d’interprétation.
Au final, les fouilles confirment la présence des traces du Fort Lorette sur le site. Plusieurs mesures sont alors entreprises afin de protéger le terrain : la Ville intervient pour créer une réserve foncière et le ministère rédige un avis d’intention de classement du lieu comme site patrimonial. C’est aussi une victoire pour la SHAC, qui cherche dorénavant à sensibiliser les élus locaux à l’importance d’aller au-delà de la simple préservation du site.
La défense du patrimoine: un enjeu au cœur de l’organisme
Dans le cas de la Montreal Works comme dans celui du Fort Lorette, la SHAC a choisi de tenir un rôle d’interlocuteur non partisan et indépendant auprès des élus, en canalisant l’engagement des citoyens pour la préservation de leur héritage culturel et historique. Comme elle est composée entièrement de bénévoles et ne reçoit aucun financement, son avenir dépend de l’engagement de ses membres et de la passion de son conseil d’administration. Les nouveaux coprésidents en poste depuis l’été 2017, Charlotte Kelly et Yvon Gagnon, assurent que la lutte pour la défense du patrimoine de leur arrondissement restera un des piliers de cet organisme citoyen.
Les combats à venir
En 2018, la SHAC s’implique dans de nombreux dossiers patrimoniaux. D’abord, il y a le cas de l’école secondaire Sophie-Barat, qui existe depuis 1850 et dont certains éléments sont en ruine. Sa sauvegarde est un enjeu personnel pour Mme Kelly, qui a fréquenté cet établissement. La SHAC agit aussi comme partenaire auprès de la Ville dans le dossier de mise en valeur de l’ancien moulin à farine et de l’ancienne maison du Pressoir du Sault-au-Récollet, laissés vacants après la fermeture de l’organisme Cité Historia en 2016. Finalement, Hydro-Québec sollicite la participation de la société d’histoire au projet de rénovation des berges aux abords du barrage Simon-Sicard. Ces deux derniers dossiers sont autant de preuves du statut de la SHAC comme acteur incontournable du patrimoine dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville.
Qui est Ahuntsic ? Est-il Huron ou Français ? Voilà la question qui intéresse Karolanne Laurendeau-Goupil, membre de la Société d’histoire Ahuntsic-Cartierville, lors d’une conférence du 18 novembre 2017. L’appellation de l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville est composée d’un mot wendat (huron) et d’un mot français. Si la seconde partie rappelle un célèbre premier ministre, sir George-Étienne Cartier, la première est plutôt associée à un personnage moins connu de l’histoire. « Ahuntsic » est le surnom porté par un jeune compagnon du père récollet Nicolas Viel. Tous deux meurent noyés en 1625, quand leur canot chavire aux rapides de la rivière des Prairies, en un lieu connu depuis sous le nom de Sault-au-Récollet. Mais, qui est donc Ahuntsic, l’homme ? Est-il un Huron converti au catholicisme, ou vient-il de France, comme le père missionnaire ? Pour résoudre ce mystère, commençons par explorer la signification du mot lui-même. En wendat (langue huronne), « ahuntsic » signifie « petit poisson frétillant », ce qui évoque une personne animée, pleine de vie. Regardons maintenant ce que disent les sources à propos de cet individu et des circonstances de son décès. Dans l’Histoire du Canada de Gabriel Sagard, publié en 1636, Ahuntsic est un disciple français ayant reçu un nom huron. Pourquoi ? Sagard ne l’explique pas, mais on peut supposer qu’il s’agissait d’un futur religieux se destinant à intégrer les Récollets. Puis, à la fin du 17e siècle, l’identité d’Ahuntsic se transforme et devient huronne. Le père Le Clercq, un autre missionnaire récollet, écrit dans son Histoire des Colonies françaises de 1692 qu’Ahuntsic est un « néophyte huron », c’est-à-dire un Huron devenu chrétien.
Cette identité autochtone restera associée au jeune homme pour les siècles suivants, tant et si bien qu’Ahuntsic devient un Huron dans la mémoire collective. Cette mémoire intègre aussi une histoire plus sombre concernant sa mort : une tribu iroquoise voisine aurait assassiné le père Viel et son compagnon de voyage, en les poussant dans les rapides. On peut d’ailleurs voir les traces de cette interprétation sur la statue d’Ahuntsic située au Sault-au-Récollet, tout comme sur un tableau, où il est représenté sous les traits d’un Autochtone. Puis, au 20e siècle, l’historien et prêtre franciscain Archange Godbout « réhabilite » l’identité française d’Ahuntsic. Selon lui, il s’agirait bel et bien d’un Français, au nom inconnu, arrivé au Canada en compagnie des Récollets vers 1621. Mais, on n’en sait pourtant pas plus sur l’homme, ni sur les circonstances réelles de sa mort. Malgré ces travaux, l’identité huronne d’Ahuntsic persiste. Alors, qui était Ahuntsic ? Un jeune Français portant un nom wendat, un jeune Huron disciple des Récollets, un parfait inconnu? Son identité est une énigme qui laisse à la postérité un simple nom : Ahuntsic, petit et frétillant.
Jordane Labarussias s’intéresse à l’histoire du Québec et du Canada aux 19e et 20e siècles. Ses recherches de maîtrise portent sur l’histoire de la presse et des institutions politiques du Québec au début du 20e siècle. Il détient un baccalauréat en histoire et science politique de l’Université McGill et une maîtrise en histoire appliquée de l’UQAM.