Un portrait de famille peu commun: la carte publicitaire du théâtre de l’Opéra Français


Par Jacinthe Blanchard-Pilon, adjointe de recherche pour le projet Théâtre à Montréal, 1825-1930

Le projet Théâtre à Montréal, 1825-1930 est le fruit d’une collaboration entre le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (LHPM) et Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).

On dit souvent qu’une image vaut 1000 mots et c’est bien vrai. Cependant à l’ère de la numérisation des collections, il n’y a rien de tel que l’expérience réelle de l’objet (de l’œuvre, de l’artéfact…) pour en révéler des aspects qui échappent parfois aux procédés de reproduction.

Le cas de la carte publicitaire du Théâtre de l’Opéra Français produite par Laprès & Lavergne en est d’ailleurs un très bon exemple. Cette image, d’abord repérée dans la collection numérique de BAnQ pour illustrer la capsule historique de l’Opéra Français, avait tout de suite attiré notre attention pour sa composition non conventionnelle. Or, c’est en ayant cet objet sous les yeux que nous avons été en mesure de constater tout le souci esthétique qui avait été accordé à sa finition. En plus des bordures dorées qui nous étaient dévoilées, nous avons été fascinés par la couleur employée dans la zone de gauche, servant à identifier le nom et l’adresse du studio de photographie Laprès & Lavergne. En effet, ce qui apparaissait comme un lettrage dans les teintes de brun sur la numérisation se révèle en réalité une couleur arc-en-ciel aux reflets métalliques réfléchissant sous les effets de la lumière. Un procédé avant-gardiste? Il faudrait pousser la recherche pour l’affirmer, mais toujours est-il que ce choix audacieux met bien en exergue la marque de commerce des photographes. D’autant que le souci esthétique accordé à cette zone détonne avec la simplicité de la composition de cette carte publicitaire.

Composition bien particulière, puisque cette mosaïque de portraits se distingue à bien des égards des photographies composites en médaillon de l’époque dont on trouve plusieurs exemples dans les collections de BAnQ. Si ce genre tend généralement à unifier tous les portraits au profit de l’ensemble, on ne peut en dire autant du cas qui nous occupe! Photographies de profil, de face et même de dos (comme on en voit assez rarement), cadrage rapproché ou plan éloigné, portraits en buste (M. Castel, M. Geoffray, M. Perrier et M. Durieu), plan ¾ parfois à la mi-cuisse (Mlle Clery, Mlle Valery, M. Silvan, Mme Perrier, M. Masson), et à la mi-mollet (Mlle Esiani, Mlle Bennati) ou en pied (M. Barbe, M. Preval, M. Deo, M. Choppe, Mlle Blanc et Mme Sylvan), outre le fait que chaque portrait soit disposé symétriquement autour de la zone centrale réservée à l’effigie du théâtre, nous sommes ici devant une absence totale d’uniformité!

Ajoutant à la singularité de cette carte publicitaire, on remarque que certains membres de la troupe, en tenue de ville, posent devant un fond neutre, (sans doute le fruit d’une séance en studio), tandis que les autres, en tenue de scène, sont photographiés devant des éléments de décors, donnant à penser qu’ils puissent avoir été réalisés sur scène, in situ. En revanche ¾ et cela ajoute à la curiosité de ce cas qui présente un heureux amalgame des techniques en vogue à l’époque ¾, les portraits de trois acteurs en tenue de scène semblent être des photographies composites, soit des photographies réalisées en studio, auxquelles on aurait ajouté un arrière plan esquissé à la main. Chose bien étonnante de voir un portrait composite utilisé à l’intérieur d’un portrait de groupe, lui-même composite!

Ceci dit, le fait que les photographies qui composent cette mosaïque n’aient pas été retouchées, ni découpées en médaillon comme c’est généralement le cas dans ce type de portraits de groupe, laisse supposer qu’elle aurait été réalisé à la hâte. D’autant que le travail d’illustration qui tend généralement à unifier la composition est ici très sommaire… Autrement, la troupe aurait été conviée à une session photo en studio, dans les locaux de Laprès & Lavergne, situés rue Saint-Denis. Chaque portrait aurait ensuite été disposé sur un carton, l’illustrateur aurait enrichi l’arrière plan avant que l’ensemble ne soit rephotographié. Il en aurait fort probablement résulté un assemblage plus harmonieux et uniforme.

En fait, c’est un peu comme si Laprès & Laverge avait simplement réalisé un photomontage à partir de photographies existantes. Vu les changements fréquents qui surviennent au sein de la troupe, et connaissant les courts délais entre le moment de leur recrutement en Europe et le début des représentations, il est fort probable que les photographies sources proviennent des acteurs, qui auraient eux-mêmes fournis leur portrait aux fins de publicité. Or, vue la situation de précarité financière du Théâtre de l’Opéra Français et sachant que la saison 1895-1896 fut leur dernière, il est aussi envisageable que les administrateurs aient opté pour cette solution moins coûteuse! Une recherche plus exhaustive confirmerait peut-être cette hypothèse.

Ce qui est certain, c’est qu’à elle seule, cette carte publicitaire renferme plusieurs éléments (techniques, esthétiques et formels) de l’histoire de la photographie et représente un formidable témoignage visuel de la fin du XXe siècle.